avec le ciel et sans les dieux (ulysse)

Gamin arraché aux bras maternels, alors qu’il n’avait l’âge de se souvenir de rien. Surtout, de rien. Deal passé sous le manteau, loin des regards et des commérages. La cruauté du monde se révèle dans les tréfonds de l’obscurité, là où rien ne se sait. On s’échange les gamins pour de l’or, pour de la nourriture, pour quelques services. Dans le seul intérêt de survivre. Parce que c’est bien tout ce qu’il leur reste, à ces misérables égarés dans les faubourgs de Paris : la survie. La chance n’a jamais souri, et elle s’est présentée, presque divine. Elle a toujours su y faire pour plaire et charmer son monde. Réussir à extorquer un bambin des bras de sa famille n’a pas été si complexe, pour une femme de sa trempe. Après tout, elle promettait monts et merveilles ; et s’est fait un devoir de tenir ses promesses.

Aux yeux du monde, il n’est qu’un orphelin sauvé de la misère. Nul vol, nulles bassesses à considérer. Seulement la bonté d’âme d’une femme qui a sauvé un bambin, et l’égoïsme d’une femme qui n’aurait pu avoir d’enfant naturellement. On enterre les sales histoires qui salissent les réputations, on ne montre surtout que ce qui brille et resplendit. Ulysse est chanceux. C’est tout ce qu’il y a à savoir et, surtout ce qu’il a à savoir. On ne lui demande rien d’autre que de remercier, de vouer un culte à cette mère qui s’est élevée en divinité généreuse. Le monstre d’égoïsme et de cruauté se cache derrière les sourires et les belles manières, derrières les dorures et les dentelles. On fait miroiter la beauté d’un monde vicié au gamin. Avant même d’avoir grandi, on lui ôte toute chance de se dépêtrer du piège dans lequel on l’a précipité, cage dorée où l’oiseau n’a rien à faire sinon que de faire le beau et de babiller joliment.

C’est là toute la subtilité de cette éducation. Il faut bien lui bourrer le crâne à coup de connaissances, l’instruire pour qu’il ne soit pas le plus sot des enfants qu’on trimballe dans les grandes réunions. Oh non, on veut qu’il brille, qu’il étincelle, qu’il se démarque et fasse la fierté de maman. Mais on censure tout ce qui pourrait les faire chuter. La conscience formatée parce que madame veut, parce ce qu’elle désire, il n’a plus qu’à se taire et ruminer en silence, jusqu’à ce qu’elle finisse par assourdir complètement l’enfant sauvage pour laisser place au petit prince parfait qu’elle aimerait qu’il soit.

Son jardin secret se détruit autant qu’il se reconstruit, avec les années. Il se renferme dans ce qu’on laisse à sa portée, dans les livres qui s’entassent jusqu’à toucher le plafond, dans les mathématiques qui deviennent sa langue maternelle. Dans l’apprentissage, il n’y a personne pour le brider et le faire taire et c’est là qu’il trouve son épanouissement. On ne lui interdit rien, on encourage cette curiosité qui lui dans ses beaux yeux sombres. Il est bon, si bon qu’on lui donne toujours plus. Un autre aurait pu s’étrangler sous le poids de cette pression, s’étouffer à force d’avaler connaissances sur connaissances, mais il y trouve son échappatoire. Maman sourit, maman est fière, et elle n’a pas même conscience que c’est sur cette voie-là qu’il prendra son indépendance.

C’est une bataille qu’ils se mènent, sans relâche, sans même penser que l’autre est le véritable ennemi. Un jeu de faux-semblants auquel ils excellent. Les années forgent Ulysse et si elle pense toujours avoir la main mise sur lui, la liberté luit au fond de ses yeux sombres, prête à lui faire pousser des ailes. Il cultive ses secrets, des secrets qui ne concernent que lui, se brode un empire de rébellion qui n’a finalement, aucun sens si ce n’est celui qui lui donne. L’envol vers le pensionnat pour poursuivre ses études sonne l’accalmie. Dans le secret des compagnies d’adolescentes, il se cherche, se trouve et se perd d’autant plus. Les évidences martelées par la marâtre battent de l’aile, s’enfuient à tire-d’aile, pour mieux s’agripper à son esprit, une fois qu’il retourne dans le giron familial. Il n’est pas homme. Une seule constatation, qui défie tout son monde, remet en cause la moindre affirmation. Il n’est pas homme, mais il ne sait pas bien ce qu’il est finalement. Il s’essaie femme, sans perdre ce malaise qui s’installe et lui ronge les entrailles. Son identité se consume sous les interrogations, ne font que l’éloigner des autres à mesure qu’il grandi. Il a beau se chercher, tenter chaque jour de nouvelles choses, jamais il ne se trouve. Et peut-être que c’est là sa malédiction, n’être qu’un entre-deux, un autre, quelque chose d’indéfinissable qu’on gardera en marge de la société.

Et finalement, l’autorité maternelle est presque rassurante. Parce qu’elle ne s’interroge surtout pas, prend tout pour acquis, ordonne et impose sans laisser le temps de réfléchir. Force est de constater qu’il y trouve une sorte de réconfort. Sans même qu’il n’ait eu le temps de les formuler, madame fait taire ses doutes. Il est son petit garçon chéri, son tout, son monde entier, et rien ne pourrait la rendre plus fière qu’il ne réussisse. Alors c’est ce qu’il fait. Il rafle tous les prix, s’échine à briller plus que tous les autres. Se tue à la tâche, penché sur son bureau. Parce que s’il n’existe pas à ses yeux à lui, ne parvient pas à trouver de sens à sa propre vie, elle y parvient en le couvant de son orgueil. Au moins, devant elle, il a la sensation d’exister, alors que lorsqu’il se renferme avec lui seul, il ne reste plus rien. Il dépend d’elle, y trouve sa seule voie de rédemption.

Il a beau grandir, se proclamer adulte et trouver une certaine autonomie, il revient chaque fois vers elle. Le concours impérial de la connaissance passé, les portes du mercure ouvertes, c’est finalement toujours pour voir ses yeux briller qu’il avance. Petit assistant, élève discret et assidu, il se fond dans les ombres des plus grands, là où il peut apprendre. Les yeux dévorants, il se glisse partout où il le peut, se découvre en l’ordre du mercure comme une seconde maison. Ses murs l’absorbent et l’enferment bien plus confortablement que la cage dorée de son enfance. Il se perd dans ses recherches et ses lubies. L’esprit vif, la curiosité aiguisée, il fait bien vite ses preuves, finit par trouver sa place parmi les ingénieurs. Et ce n’est peut-être que là qu’il a enfin la sensation d’être un adulte, de trouver une indépendance dans ce monde épris d’apparences. Peu à peu, il se fait homme, même si le malaise persiste. Passé au-dessus de ses hésitations idiotes, il fait taire sa conscience pour se dévouer à ce pourquoi on l’a fait. Parce qu’il n’aurait pu rêver mieux et ne devrait pas ainsi gâcher ses chances.

Le destin s’est épris de lui comme il s’en est épris. Il a appris à l’aimer après l’avoir accepté et se l’être vu imposer. Il est entré dans le moule, parce que c’est ce qu’on lui a matraqué à force de le voir tenter de pousser là où il ne faut pas. Et pourtant, on y trouve toujours des revers étranges, dans ce chemin qu’on trace au gré des divagations de la vie. Peut-être bien que l’erreur vînt de lui. Peut-être bien qu’il l’eût fait exprès, dans son inconscience révoltée contre la bêtise crasse dans laquelle il s’est enlisé. Peut-être bien que ce n’est qu’un piège tendu par un supérieur, supérieur trop heureux de le renvoyer et de lui fermer les portes de la félicité.

Mais la vérité, c’est qu’il n’en retient que le résultat, sans comprendre les causes de cette erreur de parcours. Ne reste que le fait qu’il s’est vu jeté dehors. Le mercure l’a renié, bientôt suivi de sa mère. L’ascension a été longue, mais la redescente n’a pris qu’un claquement de doigts. Son monde s’est détruit, les hautes tours brumeuses de ses ambitions se sont dissoutes. Aujourd’hui, il ne reste plus que lui. Rien auquel se raccrocher, si ce n’est son talent qui lui permet de garder le navire à flot, de ne pas crever à l’ombre d’une ruelle. Et il aime prôner ce talent, mais finalement, il y a aussi une part de chances, une part de bonne volonté de la part de ses sauveurs inopinés. Parce que malgré tout, il y en a eu pour lui tendre la main.

Icare aux ailes incandescentes, il s’est élevé haut, si haut qu’il s’en est brûlé les ailes. A côtoyer les hauteurs, le beau monde et l’or du Mercure, il ne reste plus rien. Il a flambé pendant la chute vertigineuse, mais s’est finalement écrasé sans un bruit. La comète a été soufflée d’un coup d’un seul et il ne reste plus que des braises fatiguées. Et il est bien le seul à encore penser pouvoir les rallumer.