(jeanne) chemical insomnia

Henriette Metzger passa en revue ses nouvelles troupes. Jeanne et Thérèse se tenaient bien droites, du plus haut de leur adolescence en passe de se terminer. La riche femme tourna autour d’elles, examinant chaque centimètre de leur présence, laissant échapper des claquements de langue appréciateurs ou réprobateurs – Jeanne n’aurait su faire la différence. L’adolescente sentait tout à coup ses vêtements lui donner chaud. Si Mme Metzger ne leur donnait pas la position qu’elles convoitaient, il faudrait alors tout recommencer : éplucher les annonces dans le journal, taper aux portes où d’autres domestiques les renverraient sans les écouter. L’examen sembla durer des heures, mais Jeanne comme Thérèse ne bougeaient pas d’un centimètre, se laissant observer comme des bêtes de foire. Puis, le couperet tomba. « Bien. Marguerite, veuillez donner à ces jeunes filles un uniforme et leur expliquer les règles de la maisonnée. » Et Henriette Metzger de sortir aussitôt de la pièce, laissant les deux jeunes filles dégonfler après avoir retenu leur souffle si longtemps. Jeanne souriait de toutes ses dents : elles avaient réussi ! Elles avaient trouvé un travail, elles pourraient désormais toutes les deux assurer un revenu convenable pour le foyer, surtout l’accident de leur père.
« Mère serait fière de nous », fit Jeanne en serrant sa petite sœur dans ses bras.

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Henriette Metzger avait une nouvelle fois endossé le rôle de la marâtre des contes de fées pour oblitérer toute trace de bonheur chez ses employés. Riche héritière, son incapacité à enfanter l’avait rendue amère et mesquine, et elle se vengeait allègrement sur ceux qui prenaient soin de sa maisonnée. Albert Metzger n’était jamais d’aucun secours. Ingénieur très pris et dans les petits papiers de l’impératrice, il ne regardait jamais dans les yeux ses domestiques et se contentait de se plonger dans un journal pour ignorer les pleurs ou les cris de douleur. Et cette fois-ci, Jeanne pleurait tout son soûl, les épaules la brûlant atrocement. Thérèse appliquait un antiseptique sur les marques rougeâtres, stigmates des coups de martinet que venait de lui administrer Mme Metzger. « Elle…elle a dénoncé Guillaume…elle… » Jeanne renifla, incapable d’articuler mais Thérèse l’empêcha d’en dire plus. Elle savait. Thérèse savait toujours. Ce qui se passait autant que comment réconforter. Elle savait que Guillaume, le chauffeur de Mr Metzger, avait voulu demander Jeanne en mariage. Et que cette dernière était amoureuse, même si Thérèse n’avait jamais compris comment elle pouvait aimer un idiot pareil ! Et elle savait encore mieux que les autres toute la cruauté de Mme Metzger, de son plaisir malsain à écorcher les autres, et notamment ceux qui ne pouvaient pas se défendre. Jeanne ne pouvait pas toujours la protéger et, ce jour-là, c’était encore elle qui venait à la rescousse de sa sœur. Alors que Thérèse s’occupait d’elle, Jeanne sentit son âme se craqueler, déversant dans ses entrailles les prémisses de la vengeance. Mme Metzger ne perdait rien pour attendre !

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Henriette Metzger n’avait heureusement pas les yeux et les oreilles partout et avait l’obligation d’accorder un congé à ses employés. Depuis quelques mois, Jeanne versait dans l’illégalité, avec le plan de gagner plus d’argent et se permettre de quitter l’enfer des Metzger avec Thérèse. Telle le renard des sables du pays de sa mère, Jeanne se faufila dans la cohue des faubourgs et rejoignit le funiculaire de Montmartre où elle se rendait désormais une fois par semaine pour transporter des objets de contrebande à travers la ville. Jeanne était la personne idéale pour ce genre de travail : invisible. Elle profitait toujours des courses à faire pour Mme Metzger pour déposer les autres colis dont elle avait la charge. Personne ne venait jamais embêter ou poser de questions à une domestique de la maison de Metzger, pour peu qu’on la remarquât. « C’est lourd, aujourd’hui, Raymond ! » Le jeune homme qui lui donnait toujours ses paquets fit claquer sa langue. « T’occupe, Jeanne ! Et mémorise bien l’adresse de livraison. C’est bon ? » Elle acquiesça tandis qu’il fit brûler le bout de papier, et se détourna aussitôt. Rentrée chez elle, Jeanne poussa sa curiosité à examiner le contenu qu’elle allait devoir transporter à l’autre bout de Paris. Des espèces de cailloux rouges brique. Les gens faisaient décidément passer tout et n’importe quoi ! Jeanne haussa les épaules et rempaqueta sa cargaison. Elle aurait une grosse journée le lendemain…    

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Henriette Metzger poussa un dernier soupir, les yeux révulsés par la terreur. Au-dessus d’elle se tenaient les anges noirs de la mort. Le sourire figé dans un rictus de joie malsaine, les yeux crachant du feu, Jeanne se tenait sur le corps désormais inerte de sa maîtresse. Elle retira son ciseau de couture du cou de la vieille femme, et observa le sang qui en gouttait. Derrière elle, Thérèse laissa tomber le sien dans une douce musique sur le carrelage de la véranda éclairée par les éclairs qui rongeaient la nuit. Jeanne observa la fin de la tyrannie. Comment avait-elle pu avoir peur de cette vieille bique rabougrie pendant tant d’années ? Comment n’avait-elle succombé plus vite à la haine qui l’avait dévorée toutes ces années ? « Jeanne. » Thérèse s’était approchée, posant une main sur son épaule. « Il faut partir, Jeanne. » Jeanne se retourna et observa sa petite sœur, le sang maculant sa chemise de nuit immaculée. Toute innocence était depuis longtemps partie. Thérèse n’était plus la petite fille qu’elle avait promis de protéger. Elle l’avait entraînée dans son sillage, dans sa furie démoniaque et Thérèse allait devoir porter le poids de la culpabilité. Tout comme elle. Jeanne réalisa alors son geste et prit peur, jetant sa paire de ciseaux sur le corps sans vie d’Henriette Metzger. « Rassemble tes affaires, Thérèse, nous devons quitter cette maison tout de suite ! » Mais Thérèse avait déjà pris les devants et s’était mise à courir vers le quartier des domestiques. Jeanne jeta un dernier coup d’œil à son forfait, horrifiée par le carnage qu’elle avait provoqué. Quelle folie l’avait poussée à un tel crime ? Si elle avait toujours imaginé se venger des sévices de Mme Metzger, elle ne se serait jamais crue capable de commettre un tel acte de barbarie. Depuis quelques temps, Jeanne ne se sentait plus elle-même, comme possédée par un démon qui cherchait à faire exploser sa rage. Et, cette nuit, elle avait succombé à sa volonté.