nombre d'or

Le père était loin d’être un tyran, mais c’était un personnage, un sacré personnage même. Issu d’une famille plusieurs fois déchue de ses titres, quasi décimée lors des purges napoléoniennes, fervent catholique au sein d’une nation irrémédiablement protestante, professionnel des entourloupes politiques à défaut d’être réellement animé par une vocation quelconque, bien qu’il défendît avec ardeur le Zentrum et s’en fit même député, répugnant alors à accepter les valeurs libérales et apostâtes que son fils embrasserait, une génération plus tard. Se faisant vieux, son père envoya les trois enfants (Gustav, Elsa et Berthold) chez un cousin français – il répugnait à les envoyer chez ce peuple d’apostats notoires, néanmoins, le manque d’argent dans ses coffres ne présageait pas un avenir certain pour ses chers chérubins… voilà en plus que les libéraux votaient des lois qui venaient piétiner leurs droits de naissance, un comble !

En 1915 donc, la turbulente fratrie débarque dans la capitale française, un obscur titre de noblesse allemande dans leur valise, ainsi qu’un accent rocailleux, dans leur bouche, souvent jugé « désagréable », par leurs nouveaux concitoyens. A la mort de leur père, Gustav refusera de payer pour récupérer un titre inutile à ses yeux : pourquoi faire, ils ne possédaient même plus de terre, que ce soit en France ou en Saxe ! Qui plus est, il lui semblait plus intelligent de se distinguer par leur savoir et leurs dons indéniables, plutôt que par un titre pompeux qui ne leur attirerait que des moqueries et du mépris une fois qu’ils auraient le dos tourné. Et quels dons possédaient-ils ! Alchimie et médecine pour Gustav ; art oratoire pour Elsa et gestionnaire prudent pour Berthold, qui s’en alla en Guyane pour travailler dans le commerce de bois, lorsqu’il en restait encore.

A la faculté, il rencontre celle qui sera sa femme, Maud, qui se prédestine à la pratique de la gynécologie. Petite bourgeoise aux joues roses et à la silhouette pleine, filles de riches tisserands partis de rien, sa frivolité aurait sans nul doute déplu à feu son père. Néanmoins, épouser Maud lui assurerait des bourses pleines jusqu’au trépas et serait loin d’être un sacerdoce. Du moins, c’était ce qu’il croyait. Il n’était pas idiot. S’ils souhaitaient un enfant, il faudrait que Maud tombe enceinte avant ses trente ans. Au-delà, sa vie, ainsi que celle de leur progéniture, serait mise en danger. Leurs tentatives furent infructueuses. Aucune fausse couche, aucune grossesse avortée. Juste une infertilité totale.

On rembobine. Peu après ses vingt et un ans, déjà énamouré de Maud, bien qu’encore volage, son chemin croise celui de Cam Valérys. Cam et son carnet, Cam et ses manipulations, Cam et ses fuites, Cam et son visage double : celui du petit prolétaire volage qui joue la carte du grand timide en sa présence, celui du bourgeois en devenir, avide de… il ne comprend même pas ce qu’il désire, Cam. Ce qu’il comprend, en revanche, c’est que Cam veut tout savoir du vif argent. Alors, Gustav lui cause du vif argent. Il n’y a pas de mal à cela, non ? Il n’y a qu’avec la curiosité que les hommes s’élèvent.

Cam n’a pas besoin de Gustav autant que Gustav a besoin de lui ; l’on pourrait croire le contraire, mais non. Gustav apporte le vif argent à la manière d’une offrande, jamais comme un paiement, un dû, ou une obligation, y’a une sorte de révérence dans ce don, comme un sacré qui se transmet d’un homme à un autre. Mais ça reste matériel, tangible. L’offrande de Cam, elle, est spirituelle : comme un second souffle, ou une décharge électrique, pour le ramener sur terre, quand il va un peu loin dans ses délires. Cam sait mater son ego, on ne peut pas lui enlever ça.

Cam est son ami, probablement un des seuls vrais amis qu’il a dans sa vie, alors, il lui fournit du vif argent sans y réfléchir à deux fois.

C’est facile, car Gustav, entre temps, devient Alchimiste au sein de l’Ordre du Mercure. Dans une autre France, il aurait peut-être dû rajouter une voyelle à son prénom, mais il semble que la vieille haine franco-allemande ait été étouffée dans l’œuf. Il participe à la conception des premiers animomates, observe le mercure donner vie à leurs corps métalliques et réalise que lui aussi, peut créer la vie de la manière la plus critiquable qui soit. Avec Maud, ils n’auront peut-être pas un enfant de chair, mais ils auront un enfant de métal, Gustav se le promet.

La création de l’enfant ne fonctionne pas comme prévu. Le vif argent n’est pas assez puissant, pas entre les mains bienveillantes et tremblantes de Gustav, en tous cas. Il a tout prévu : un squelette métallique pour les différentes étapes de la croissance, un système d’apprentissage basé sur la reproduction mécanique des sons et sur l’enregistrement de phrases simples, que l’automate pourrait répéter sur commande…
Mais comment reproduire l’âme ? Vers la toute fin, la question le taraudera encore : comment franchir le fossé entre l’automate et le chérubin ?

Maud découvre l’automate dans son atelier et se met à le détester.

Elle brise les moules en petits morceaux et ceux qu’elle ne parviendra pas à briser, elle les brûlera dans l’âtre de la cheminée. A 40 ans, Maud et Gustav pleurent ensemble sur les débris d’un souvenir sans lendemain.

Peu de temps après, il tombe malade. Se trimbale avec un mouchoir en soie. Comme si ça allait changer quelque chose, surtout quand on crache des glaviots mêlés d’ichor bien rouge entre les plis. Ses expériences médicales à la sauvette, ses recherches sur le vif argent, ses espoirs universels pour un monde meilleur, ne relèvent plus seulement d’une caricature de dieu. Il est également question de sauver sa peau. Pour l’instant, il cache les preuves dans le cœur d’un mouchoir en soie brodé, immaculé, nettoyé tous les soirs.