Nasse / Anastase et Agnès

Les berges de la Seine ont toujours été, dans l'esprit d'Agnès, associées à des longues déambulations dominicales en famille. La mère y traînait inlassablement les trois sœurs endimanchées, leurs cheveux blonds coiffés de boucles et de rubans, vêtues de robes confectionnées en des tissus nobles. C'était bien là toute la contradiction de la famille Martel : on dînait le samedi soir avec les figures de proue du mouvement révolutionnaire, mais l'on venait se montrer sur les quais dès le lendemain pour assurer sa légitimité de petit bourgeois, si nouvellement acquise. Enfant, l'endroit lui inspirait de l'ennui ; aujourd'hui, ce sentiment s'est mué en une animosité sourde à l'égard de l'endroit et de ceux qui ont encore le luxe d'y flâner.

Agnès a pris l'habitude d'éviter au possible les rives du fleuve, où elle se sait malvenue. Il y a bien sûr, son habit de religieuse qui a toujours si rapidement fait de la trahir (bien que la plupart des gens du peuple en ignorent tout à fait l'aspect, et ne pensent voir là qu'une tenue d'une simplicité rare). C'est aussi et plus encore le risque de rencontrer un visage familier, fantôme d'une existence à laquelle elle s'échappe désormais tout à fait. Ce jour, pourtant, on lui a indiqué une nouvelle adresse pour se fournir en remèdes. La boutique de Marguerite et Fernande, dans les faubourgs, lui suffit généralement à s'approvisionner. Mais cette fois, les deux femmes lui ont suggéré cette boutique inconnue, où l'on vend sous le manteau des produits - essentiellement à base de plantes - introuvables dans le commerce. Dans sa besace, une note griffonnée en indique la localisation exacte. Agnès s'y rend d'un pas décidé, empressée de quitter les quais où s'amasse une foule de plus en plus compacte.

Elle essaie de se faufiler pour continuer d'avancer. Rapidement pourtant, elle avise les hommes en uniforme et comprend quels filets se sont refermés sur elle et le reste de ceux qui se trouvent là, entassés les uns contre les autres. Les corps se touchent de toutes parts désormais, noués, chaotiques. Épaule, pieds, cuisses qui s'entrechoquent. Les regards se croisent, paniqués, avant que l'on se mette à courir de part et d'autre. Agnès, elle, pense à la note dans sa besace, mais aussi à sa coiffe retirée dès la sortie de son refuge. S'ils trouvent tout ça dans son sac, elle est finie. La foule avance, recule, grandes vagues à la trajectoire insaisissable. A contre-courant des agents de la Maréchaussée face au groupe nassé, elle joue des coudes pour s'avancer vers la seule porte de sortie qui lui fait face. Le fleuve est sous ses yeux désormais, rugissant dans son lit et s'écrasant sur les berges.

A ses côtés, un homme observe, lui aussi. Dans leur dos, on entend les éclats de voix des agents qui entreprennent les interrogatoires. Un mouvement de foule fait vaciller Agnès. De son épaule son sac glisse ; il vient finir sa course dans les rouleaux du fleuve. A la surface de l'eau se déplie la longue capeline pale. Agnès relève les yeux vers l'homme, espérant qu'il ne reconnaisse pas l'item interdit. Elle surprend son regard.
« Vous allez sauter ? » L'interpelle-t-elle simplement. Elle le regarde un instant et ne peut s'empêcher de penser qu'il n'a pourtant pas l'air de quelqu'un qui souhaiterait s'échapper.

Sous eux, l'eau vient heurter les quais, au gré des embarcations qui forment des vagues, bientôt perdues en une écume claire, presque grisâtre. Cela fait longtemps que la Seine n'a pas été propre, souillée des déchets des usines et des eaux usées. On dit aussi que le fleuve chahute tout ce que l'on voudrait y faire disparaître : pièces à conviction, armes, opposants trop encombrants. Paris se souvient de l'inconnue retrouvée dans le canal de l'Ourcq, yeux clos et sourire sur le visage ; le fait divers avait fasciné toute la capitale, quelques années plus tôt, et Agnès repense soudain à ce portrait figurant en une de toutes les gazettes d'alors.
Mais l'heure n'est pas aux souvenirs, et cette image ne vient que comme une image fugace, très vite chassée par la perspective de ne pas finir comme elle. Exclu, donc, de s'essayer au grand saut dans les eaux sombres.

« Tant mieux pour vous », lâche la religieuse sans embarras, tentant de comprendre à qui elle à faire, car rares sont ceux qui peuvent affirmer être tout à fait innocents. Il n'est guère plus âgé qu'elle, bien que mieux mis : costume trois pièces, raie de côté. Le tissu n'est pourtant pas riche, et légèrement élimé. Il lui évoque ces types que l'on voit dans le transbordeur aux heures matinales et puis le soir, quand ils quittent leurs bureaux pour rejoindre leurs maisons. C'est peut-être le seul moment où Agnès les aperçoit, finalement, tant ces gens-là lui semblent lointains. Ils ne fréquentent pas les milieux bourgeois de son enfance, et encore moins les lieux de culte où elle passe, elle, la majeure partie de son temps.

Un peu plus loin, les coups commencent à s'abattre sur la foule, émanant d'une maréchaussée hostile au pouvoir démesuré. Immobilisée, Agnès passe en revue les options pour s'échapper, quand l'homme lui attrape le bras. Tout va très vite quand autour d'eux, une silhouette disparaît dans les profondeurs du fleuve et si elle a envie de se retourner pour s'assurer de l'état du plongeur, il est déjà trop tard. Face à eux, un agent maussade. A son approche, Agnès renforce sa prise sur son compagnon d'un instant, un rapprochement physique aussi peu contrôlé qu'inattendu, pour elle qui ne connaît plus que la proximité des corps de ses patientes.

« Monsieur, Madame. Contrôle d'identité, puis-je voir vos papiers ? »
Le cœur d'Agnès bat plus vite encore, bien consciente qu'elle ne peut dévoiler son nom véritable, au risque d'altérer leur couverture à tous les deux. « Toutes mes excuses monsieur, mais il s'avère que je viens de faire tomber mon sac dans le fleuve, et que j'ai tout perdu. Mon mari pourra en témoigner... » réplique-t-elle des trémolos dans la voix, qu'elle espère pouvoir faire passer pour du désarroi au vu de sa prétendue situation, et non l'appréhension du mensonge. Si elle compte sur une chose, c'est bien que l'officier ne fasse pas trop de manières, tant elle ignore tout, jusqu'au nom de l'homme à ses côtés. Elle lui glisse un regard de côté, supplique silencieuse pour qu'il l'accompagne dans son imposture.