Détourner l'attention. Si tu te souviens de ça, jamais tu ne te feras attraper.

Une ombre, rien qu’une ombre.

Un homme rase les murs, le corps secoué par sa démarche hésitante. Les dernières lumières dévoilent une barbe naissante, une tignasse brune, ainsi que des vêtements affichant un statut certain. Si on s’approche pourtant, si on observe attentivement ses habits, ceux-ci ont l’allure de presque-guenilles, sa chemise mal lissée, son veston usé sur les bords. Intellectuel tourmenté, voici une étiquette que l’on pourrait accoler à cette silhouette tremblotante qui fait son chemin dans les rues de la capitale.

Paris, la nuit, c’est son domaine. L’ombre se sent bien mieux parmi les siens. La fête qu’il vient de quitter lui a étiré les muscles faciaux, usés à offrir pleins de beaux sourires aux insouciants et insouciantes. On lui prête une bonne compagnie. Enivré, le masque glisse, mais les mensonges rattrapent et rafistolent le déguisement. Au fond de ses poches, un butin sans importance, une breloque, ravie au cou d’une quelconque donzelle, étourdie par ses belles paroles. La valeur du bijou est celle de l’audace, du pied de nez à une élite détestée (ou enviée ?). Les discussions pseudo-intellectuelles l’ont presque autant assommé que l’alcool. Le liquide qui cavale dans ses veines et s’empare de ses sens a une méchante tendance à le rendre nostalgique.

Une ombre, rien qu’une ombre.

La nuit lui plaît et l’effraie à la fois. Les souvenirs insouciants se superposent à la réalité crue de sa balade. La main dans celle de la génitrice, les genoux égratignés, les regards à la femme précédemment nommée, l’agréable présence des filles perdues, une sororité trouvée entre les murs d’un bordel.  Frère des putains, un titre qui a pris la poussière, accumulée lors du départ de son premier berceau. Gamin insolant et maigrichon, il se frottait aux brutes, défendant fermement sa sororité du malheur, récoltant quelques gnons et égratignures au passage. Quelques années plus tard, il finit par troquer les gifles contre les mensonges et les petites manipulations. Arraché à la crasse lorsque la daronne mit la main sur un prétendant loyal et bien décidé, les mauvaises habitudes ne le quittèrent pas, bien au contraire. Cette soudaine ascension sociale le décida bien à les garder, crachant sur ses nouveaux pairs, ces gosses de riche cajolés par l’existence. Les faux semblants régnaient déjà parmi les mieux pourvus, l’adaptation ne fut pas (si) difficile. Du moins, c’est ce qu’il se répétait sans cesse dans les ténèbres de sa petite chambre, tandis que ses démons continuaient à grandir en même tant que lui.

Le cliquetis mécanique de sa bestiole le ramène à la réalité. Copie inorganique d’un Anas platyrhynchos, la chose lui colle aux basques depuis quelques mois déjà. Ce fut une trouvaille fort intéressante, très certainement l’événement de l’année se plaisait-t-il à dire. Au moins, le canard mécanique avait pour effet de surprendre son entourage et d’ajouter une touche à un personnage déjà haut en couleurs, quoique délavées. « Un bien triste sire » marmonnaient-ils dans son sillage, ses fréquentations les moins ponctuelles. « Triste sire en effet » répétait-il, suivi d’une petite courbette. Mais que savaient-ils réellement de l’homme si ce n’était son air bougon et ses yeux vitreux qui se révélaient en dehors de ses petits jeux ?

Il n’hésitait pas à houspiller, insulter ou maltraiter ces privilégiés, ceux qui avaient un aperçu de sa tragique existence. Mais préférait-il réellement ceux qu’il arrivait à bercer de ses mensonges ? Quelques furent ces badauds, ils étaient certainement préférables aux odieux fantômes du passé qui venaient se loger dans un coin de son regard, le temps d’un instant, lors de ses obscures crises. Ils le jugent, ces ingrats, ces saligauds, lui le bâtard, fils de rien, ignoble égoïste. Le corps perd de son importance, négligé par son propriétaire, lorsque l’esprit se détériore. Qu’importe. Il est l’homme de Mercure, mi-voleur, mi-fou, emporté par ses propres vices et sans chance de salut. L’automate lâche un court couac, comme pour approuver les pensées de son propriétaire.  

L’artiste se réfugie alors parmi ses créations. Les statues font figures de golems ; destinées à protéger le torturé de ses bourreaux invisibles. Mieux vaut ces choses, nées sous ses mains, que les inopportuns qui daignent s’approcher. Ceux-ci se brûlent les ailes en tentant de le rabibocher. Elle, par exemple. Un visage s’insinue dans ses pensées – l’artiste maudit son œil, l’observation, le talent qui s’empare des traits des autres pour les graver sur sa propre rétine, sur son propre esprit. Joues roses, yeux brillants, une délicate, c’était la belle de sa bête. C’était un mariage semi-arrangé et pourtant il l’avait apprécié. Y avait-il eu de l’affection ?  Peut-être, peut-être pas. Pieuse et délicate, la colombe avait essayé de lui apporter le salut. A la fin, l’innocente avait était l’énième victime de ses affreux tours, sa réputation en lambeaux. Les excuses qu’il avait longuement macérées dans son esprit étaient mortes sur ses lèvres.

Les jambes lasses, il se laisse glisser à terre. Quelques passants aux traits floutés par son ébriété semblent lui jeter quelques curieux coups d’œil avant d’accélérer le pas. Leif soulève le canard automate qu’il pose sur ses genoux, tapotant doucement la tête de la créature. L’homme est destiné à s’entourer de choses inertes ou dotées de vies illusoires, seul moyen pour que les dégâts infligés sur ses semblables ne trouvent de victimes. Il repose l’animal artificiel sur les pavés, avant de fermer les yeux.  Tout lui semble immuable ; des schémas se répétant sans cesse. Il est destiné à se répéter ; à fuir les ombres tourmentant sa psyché en les répétant encore et encore. Peut-il changer ?

Toutes ces pensées, il les a répétées sans cesse, à chaque moment passé en solitaire, à chaque retour de soirée, à chaque instant passé sans la compagnie d’autrui. Il les répétera demain, après demain, dans un mois, dans un an, jusqu’à lâcher son dernier souffle. L’alcool et les drogues n’offrent qu’un salut temporaire, tout comme ses relations-addictions. Se redressant péniblement, il commence à tituber en direction de son dernier refuge, comme tant d’autres nuits. Peut-il changer ? La question, point final à ce moment de tourments mentaux, résonne dans son crâne. Une sibylline réponse y fait écho : il détruira son monde ou son monde le détruira.

Seul l'avenir révélera le vainqueur.