Bittersweet reunion (pv Jeanne)

Depuis quelques temps, Jeanne se sentait parfois fiévreuse. En vérité, depuis cette terrible nuit qui avait condamné la jeune femme à la fuite, ces maux de tête étaient devenus de plus en plus fréquents. S’ils étaient souvent éphémères, prenant la forme d’une pique enfoncée à l’intérieur de son cerveau – comme si ses talents de raccommodeuse de Mme Metzger se rappelaient à elle de la plus insidieuse manière – ils étaient ces derniers jours plus lancinants, persistants. Malgré le repos qu’elle tentait de s’offrir le plus souvent possible, espérant que fermer les yeux suffirait à faire disparaître la migraine, Jeanne était forcée de constater que la douleur ne partait pas, que ce sommeil était loin d’être le remède miracle. D’autant plus que cela faisait également très longtemps que ses nuits n’avaient plus aucune vertu réparatrice. Mais tout cela, Jeanne ne l’avait pas dit à sa sœur. Elle savait que Thérèse n’était pas dupe, qu’elle se faisait du souci pour elle mais toutes deux avaient leurs propres soucis à gérer et Jeanne sentait bien qu’une fissure apparaissait entre elles deux. Si bien que Jeanne n’avait rien dit de ses maux, et encore moins de son intention de se rendre chez l’apothicaire. Se déplacer en pleine journée était toujours un risque, surtout avec ce garçon qui semblait la trouver et la suivre partout. Mais la foule et le smog étaient aussi d’excellents alliés pour passer inaperçu.

Durant sa vie de domestique, Jeanne n’avait jamais eu besoin de fréquenter la boutique du Remède de bonne femme. Généralement, lorsque quelqu’un de la maisonnée était malade, c’était les autres qui s’occupaient de lui. Les rares fois où Jeanne s’était rendue chez l’apothicaire, cela avait été pour remplacer le coursier. Les domestiques ne s’y rendaient toujours que pour leurs maîtres. Aussi Jeanne s’était-elle demandée si elle pourrait être servie, si on s’occuperait de son cas, avec le risque qu’on la reconnaisse, qu’on la dénonce. Mais sur son chemin, Jeanne avait entendu quelques ragots. Les propriétaires du Remède semblaient avoir disparues et, si cela avait l’air de faire maintenant plusieurs semaines, le questionnement sur ce qui leur était arrivé était encore sur toutes les lèvres. Jeanne n’avait pas prêté attention aux élucubrations parfois étonnantes et farfelues, le principal était que la boutique semblait toujours ouverte et que quelqu’un servait toujours les clients. Si ce quelqu’un était débordé, il ne ferait sans doute même pas attention à son visage, ce qui l’arrangeait plutôt bien.    

Mais le magasin était vide. Lorsque Jeanne entra, déclenchant le tintement de la cloche annonçant l’arrivée des clients, elle eut la surprise de constater qu’il n’y avait personne. Ni devant le comptoir, ni derrière. Les jolis bocaux annonçant les plantes qu’ils contenaient semblaient plus poussiéreux que les fois où elle était venue, et une étrange atmosphère planait. « Bonjour ? » lança-t-elle d’une petite voix qui se perdit sûrement entre les étagères alors qu’elle entendait le son familier de talons précipités claquant sur le sol. Jeanne se détacha de l’observation de la boutique quand l’employée apparut soudainement. Et il fallut à l’ancienne domestique quelques instants pour reconnaître le visage qui apparaissait devant elle. « Sofie ! » Son exclamation fut étouffée par l’accueil que lui réserva la jeune fille qui semblait tout aussi surprise qu’elle de la trouver là. Si elle s’était attendue à cela ! Jeanne était heureuse de la retrouver mais se rendit compte par la même occasion que, depuis cette funeste nuit, elle n’avait jamais pris le temps de penser à ce qu’étaient devenus les autres domestiques de la maison Metzger. Une attitude égoïste qui fit monter la honte jusqu’à ses joues. Gênées, Sofie fit pourtant le premier pas et Jeanne s’engouffra dans la brèche. « Je…eh bien, j’ai des maux de têtes et je me demandais s’il y avait ici un remède qui pourrait m’aider… » Oui, c’était bien la raison de sa présence ici mais, maintenant qu’elle avait Sofie devant elle, Jeanne se rendait compte de l’insensibilité de sa réponse. « Sofie, je… Je suis tellement surprise…et tellement contente ! Tu as réussi à trouver un nouveau travail, alors ? »

Jeanne se rendit compte de l’impair qu’elle venait de commettre en voyant la mine froissée de Sofie. Et elle avait toutes les raisons d’être déçue. En prenant la fuite, Jeanne n’avait même pas pensé à dire au revoir à cette jeune fille qui avait été comme une deuxième petite sœur et, surtout, elle ne s’était jamais préoccupée de savoir ce qu’elle était devenue. La criminelle n’était jamais repassée sur les lieux de son crime, s’en était tenue éloignée le plus possible et en avait presque effacé de ses souvenirs tout ce qu’elle pouvait. Y compris les rares personnes qui avaient compté. Jeanne avait tenté par tous les moyens de laisser son passé derrière elle pour se tourner vers un avenir qui ne lui promettait pour le moment que très peu de perspectives. Cette préoccupation était-elle la seule fautive ? Ou Jeanne n’était-elle tout simplement qu’une horrible personne, qui ne s’intéressait à rien ni personne d’autre qu’elle-même ? En cet instant, c’était bien la seule raison qu’elle entrevoyait. Car oui, elle aurait pu tenter d’entrer en contact avec Sofie. Elle connaissait son emploi du temps par cœur, elle savait quand elle sortait de la demeure des Metzger, elle aurait très bien pu la retrouver et la rassurer…mais la rassurer de quoi ? Qu’avait-elle donc à lui offrir, fugitive accusée d’un meurtre sauvage ?

La réponse de Sofie la sortit de ses sombres pensées. Qu’elle était bête ! Bien sûr que Sofie ne pouvait pas rester au service des Metzger après la disparition de sa patronne. Bien sûr qu’il lui aurait fallu trouver un autre travail. Contrairement à ce que Jeanne avait passé ton son service à croire, la vie ne s’arrêtait pas à la maison d’Henriette Metzger. Si elle avait été courageuse, elle aurait pu partir et tenter sa chance ailleurs. Mais elle ne l’avait pas fait, docile et craintive qu’elle était. Et son geste avait fini par libérer les autres – du moins le croyait-elle, mais était-ce vraiment le cas ? Pour Sofie, en tous cas, le sort semblait continuer de s’acharner avec la disparition de ses nouvelles patronnes. Jeanne en aurait ri si elle ne comprenait pas toute l’angoisse de cette situation.

Malgré la tension, ou la froideur, qui caractérisait leurs retrouvailles – et Jeanne s’en blâmait volontiers pour cela – Sofie semblait garder un vrai professionnalisme. Comme lorsqu’elles devaient répondre à tous les caprices de Mme Metzger ou la regarder battre l’une des employées qui avait fauté d’une manière ou d’une autre. Jeanne espérait simplement qu’elle le faisait cette fois non par crainte mais parce qu’elle appréciait de travailler ici. « Eh bien…c’est une douleur sourde, qui semble ne jamais me laisser une minute de répit. C’est difficile à décrire… Et j’ai également de la fièvre, je ne dors plus beaucoup. » Jeanne secoua la tête, ravivant la douleur qui avait quelque peu reflué en découvrant Sofie devant elle. « Je me sens tellement…bête. Je ne m’attendais pas à te trouver ici, Sofie, et je te parle de mes maux de tête alors que je devrais plutôt te serrer dans mes bras. » Elle lui offrit un sourire contrit alors que le comptoir démarquait une ligne infranchissable pour réaliser un tel mouvement. « Je suis heureuse de voir que tu as trouvé un nouvel emploi, que tu sembles aller bien… » Si tant est qu’être à nouveau confrontée à la disparition d’employeurs était une preuve de bonne santé. « Je suis désolée d’être partie sans rien dire, de t’avoir laissée dans cette…situation. » Et quelle situation ! Jeanne avait envie de lui poser plein de questions mais elle sentait qu’il valait mieux un peu de retenue, pour le moment. Leur séparation avait été longue et elle connaissait le parcours de Sofie, abandonnée par sa propre sœur. Elle ne voulait ni la brusquer ni fissurer encore plus leur lien qui avait déjà pris un sacré coup.