Une femme et une femme (avec Sapho)

une femme et une femme.
@NEJMA SEYRIG + @SAPHO NOROUZIAN

Le ciel est d'un bleu profond, peinture merveilleuse aux teintes pastel. D'abord il éblouit, saisissant contraste avec la grisaille qui étouffe toute la capitale. Très vite pourtant, l’œil s'habitue, et l'on finit par distinguer un voile léger qui recouvre tout : les rues, les bâtisses, jusqu'au-dessus des têtes des pauvres hères qui arpentent la jetée. La Seine emmène avec elle des filaments du smog, comme des morceaux de barbe à papa que l'on détache, fumeroles charriées par les flots. Mais il n'y a pas que le brouillard que transporte le fleuve : dès les beaux jours, des hordes de parisiens s'amassent sur les steamboats qui le descendent jusqu'à la côte pour séjourner à Deauville.

Quelques jours plus tôt, Sapho a, comme eux, parcouru ce trajet. Libérée de toute obligation pour plus d'une semaine, elle s'est accordée cette excursion maritime qui, sous des aspects de séjour touristique - c'est d'ailleurs ainsi qu'elle la présente -, est en réalité une énième tentative d'aérer ses poumons souffrants. Elle a passé la majeure partie de la croisière sur le pont de l'embarcation, semblant retrouver à chaque inspiration un souffle plus long. L'air froid s'engouffre dans sa gorge, arrachant d'abord quelque toussotement, avec de remplir de toute sa densité la cage thoracique.
A l'arrivée, elle a enfilé son large chapeau de paille, relevé sa robe élégante, et s'est déchaussée, le temps d'une promenade sur le sable mouillé, annonciatrice d'un voyage plus salvateur encore qu'elle n'aurait pu l'espérer.

Par la fenêtre de la chambre qu'elle occupe à l'Hôtel Normandy, Sapho aperçoit l'onde aux reflets cyan ; elle décide d'y assortir sa tenue. Ne doit-elle pas aujourd'hui retrouver son amie styliste ? C'est donc la parfaite occasion pour revêtir son opulente robe bleue en damas de soie, qu'elle ne porte que peu, comme pour la réserver pour les jours meilleurs. Tant mieux : en voilà un.
La nouvelle de la venue de Nejma, confirmée par télégramme la veille, l'a réjouie. Depuis longtemps, les deux amies évoquent leurs souhaits de voir la mer, et Sapho est heureuse de pouvoir enfin partager ce bonheur avec elle. A l'heure dite, elle prend la direction du café proche de la gare où elles se sont données rendez-vous. Les regards s'arrêtent sur la coquette richement vêtue, cachée malgré tout sous un long caban pour affronter le vent froid. Si à Paris l'on n'est que silhouettes, fantômes à peine visibles à travers la brume épaisse, ici les choses sont toutes autres, et la cantatrice rayonne.

Elle s'installe au café, rejointe par Nejma avant même d'avoir eu l'opportunité de commander Elle l'accueille d'une chaleureuse embrassade, comme savent le faire les dames du monde. « Ma belle, quel plaisir de te voir ! » Elle s'installe, laissant à Sapho le loisir de l'observer davantage, encore enveloppée dans son manteau. Nejma et son élégance à toute épreuve, donne l'impression qu'elle pourrait porter n'importe quoi et rester la plus belle de l'assemblée.
« Écoute, j'ai fait un excellent voyage. Je suis arrivée samedi, et j'ai déjà l'impression de revivre, » déclare-t-elle dans un élan dramatique qui lui est propre, sans souligner pourtant que ses mots relèvent autant du sens propre que figuré. « Et toi ? Raconte-moi tout, quelles sont les dernières nouvelles de Paris ? » elle demande, avant de faire signe au serveur qui tarde à venir.