Insolvent Phantom of Tomorrow

Le Fantôme de demain

Sur le flanc puis le dos. Un genou contre le coeur, le cou tendu, tordu, Rebecca doit bien s’avouer vaincue. Elle est réveillée et le soleil n’est pas coupable. Qu’importe la profondeur du rêve, bon comme mauvais, le réveil est souvent drapé d’un sentiment d’urgence. L’impression que quelque chose ne tourne pas rond - qu’on l’observe, qu’on est entré par effraction. La faute du parquet ou de la porte boulonnée… Mais une fois les yeux ouverts et alertes, force est de constater que rien n’a changé. Les rideaux tirés filtrent le jour et la grisaille. L’horloge comtoise récite les secondes comme un vieux mantra.

Ses aiguilles en grand écart amusent l’oeil matinal de Rebecca. L’instant suivant, elle s’extirpe du lit déjà à moitié déserté - depuis combien de temps, elle ne saurait dire. Elle ne prend pas la peine de s’apprêter car la journée s’annonce vide comme une église. Une robe de chambre corbeau se prélasse auprès de la coiffeuse, elle s’en saisit et du même geste l’enfile. Relativement ample, sans col ni dentelle, c’est là tout le luxe de la retraite parisienne.

Bobby ! s’écrie-t-elle à Philémon depuis l’embrasure du petit salon. Il y a du plaisir dans sa surprise. Elle pourrait s’enquérir de sa présence à une heure où d’ordinaire le Louvre l’accapare sans conteste. Quelque chose ne tourne pas rond ? Ou bien est-ce la petite vie métallique qui l’a retenu entre leurs murs ? Leur petite vie... Rebecca se garde bien de l’évoquer et son silence est aisé à comprendre. A croire qu’elle ne cherchera pas à faire semblant. Je vous croyais à Paris ! Voilà qui est plus facile à dire.

il faut nous frayer un chemin à travers tant de bassesses
et d'absurdités et rentrer chez nous ! nous n'avons personne
pour nous orienter; notre seul guide est notre nostalgie.

le loup des steppes, herman hesse

il a fallu qu'il devienne père pour comprendre qu'il n'est pas essentiel au louvre. plus précisément, si, qu'il est essentiel au louvre mais que pour autant un jour d'absence de sa part ne va pas y provoquer un incendie dévastateur et irréparable. il est cependant rare qu'il se permette l'école buissonnière, et pour l'instant ça n'est arrivé que dans des cas extrêmes, des colères de rebecca, des disputes qui elles étaient enflammées, des histoires de trafic à régler ailleurs. il a compris qu'il pouvait mais ne relâche pas la bride, pas encore, pas tout à fait. on est à des décennies d'inventer le concept de burn out et philémon sempiternellement tire sur la corde inconscient de la possibilité de moins en moins infime qu'elle craque.
ce matin c'est l'exception. ce matin sursaut du réveil les cheveux de rebecca étalés sur sa joue chaude de sommeil, la douceur du tableau de cette femme abandonnée comme il ne l'a pas vue depuis longtemps a rendu un peu plus difficile la sortie du lit conjugal. sempiternel thé de luxe, peignoir enfilé à la hâte, faire semblant de s'intéresser au miroir au dessus des reliefs du petit déjeuner mais toujours le tableau de cette femme abandonnée quelques pièces plus loin, cette femme qu'il aime, et le désir adolescent de dire merde aux horaires, merde aux aléas foireux de cette vie et retourner dans cette chambre tiède, s'abandonner lui aussi, s'abandonner enfin.

il est déjà tout habillé, son cheval scellé, quand il décide enfin que non, sa présence n'est pas requise, que même son absence ne fera que sentir aux autres le besoin qu'iels ont de lui. après tout au dessus de lui il n'y a que l'empire, cet empire qui se moque de la culture depuis trop longtemps, qui viendra lui reprocher d'avoir manqué à ses devoirs ? il tend les rênes de de bucéphale au maitre des bêtes un peu ahuri et s'engouffre dans la demeure avec une légèreté qui lui manque depuis bien trop longtemps.
pourtant il n'ose pas tout de suite retourner à la chambre, assouvir son désir de s'étaler entre les draps le visage contre les reins de rebecca. quelque chose en lui ne veut pas céder à la légèreté. quelque chose en lui sait qu'il ne peut pas faire comme si tout allait parfaitement bien, comme si rien ne se passait, comme si l'on était quatre ans en arrière. il se retrouve là, coupé dans son élan, à ne savoir que faire de lui même. ruth dort, rebecca dort, seul.e.s les domestiques passant occasionnellement le regardent sans oser le regarder, comme s'il était une bête curieuse, comme s'il était devenu fou. monsieur mcburney se débauche de façon inattendue.

que se passe-t-il que se passe-t-il forcément une catastrophe pas normal c'est pas normal qu'il soit là que fais tu là maître père amour que s'est-il passé qui est mort comment vas tu

même léon qui vient de se précipiter dans l'entrée à petits bruits de ferraille le regarde comme s'il présupposait que quelque chose n'allait pas. il se sent jugé par tout et par tous, ou plus précisément voilà : il se sent ridicule, dépouillé de ses gestes quotidiens qui le cadrent sans qu'il ai besoin de se justifier. salut vieille bête, comment tu vas ? il articule doucement à léon. étrange cette tendance à parler à ses animaux de compagnie quand on se sent parfaitement idiot. comme d'allumer une cigarette. ça donne une contenance alors que de l'extérieur ça n'arrange rien. viens, on va dans le petit salon. à situation aléatoire, décision aléatoire. l'animomate, patient, lui grimpe sur l'épaule. bientôt ils sont tous deux sur le canapé, comme deux poules avec deux couteaux.
leur attente vide de sens s'interrompt heureusement très vite, et l'élan adolescent de philémon est ravivé par la voix qui le nomme. peut être n'est-il resté que pour ça : pour s'assurer qu'il est encore une bonne surprise. sourire immédiat. il y a des corps comme ça qui se connaissent tellement bien qu'ils se font du bien en étant simplement dans la même pièce. j'ai décidé de sécher les cours, darling. il se surprend à comprendre qu'il a une folle envie de se lever et de l'enlacer, elle, cette femme qu'il a épousée il y a vingt et un an et qu'il épouserait encore, mais qu'il n'ose pas le faire. c'est si absurde, il en rirait. la nuit vous va merveilleusement. de quoi a-t-on envie ? badiner c'est simple. badiner il sait encore faire. ça approche doucement de la tendresse.