la mécanique du pantin (camille)

j'ai faim de l'étendue du temps,
et je veux être moi sans conditions

le livre de l'intranquilité, fernando pessoa

ma patte ma patte ma patte je peux pu faire semblant je peux pu utiliser ma patte ma patte sauter sur l'épaule de philémon je peux pu sauter sur l'épaule de philémon si je peux qui va m'en empêcher je vais sauter sur l'épaule de philémon je peux j'ai rien j'ai rien je peux

pauvre petit gars léon qui s'explose par terre en essayant de sauter du canapé à l'épaule de son maître. le conservateur sursaute qui était absorbé dans les babillages de sa fille. il contemple impuissant son animomate tordu qui essaye dans des sursauts pathétiques de se remettre debout.

je peux je peux je peux

ruth alertée par le bruit voit bien le singe se contorsionner et de son si jeune âge parvient néanmoins déjà à identifier des spasmes de douleur. ses petites lèvres tremblent, son nez si expressif gigote et bientôt elle explose en sanglots. philémon se fait témoin de ses deux êtres de métal, chacun perdu dans sa tourmente. il soupire. il fut un temps où quand il se réveillait le matin il savait que la journée allait être mouvementée mais parce qu'il choisissait qu'elle le soit. maintenant, tout lui échappe. il attrape la petite inconsolable d'un bras, la fait doucement sauter. ce n'est rien, ruthie, il n'a pas mal, il ne sent rien. et pour preuve il attrape une plaque qui s'est échappée du corps de léon et la met entre les doigts de sa fille. immédiatement il s'aperçoit que son geste est complètement inapproprié. le corps bardé de vif argent, comment la petite pourrait elle comprendre qu'un autre corps veiné au mercure ne souffre pas ? que doit elle en déduire d'elle même ? encore un détour d'éducation qu'il va lui falloir travailler. une contradiction qu'il est encore incapable d'expliquer. alors que faire si ce n'est se prendre d'empathie pour ce pauvre compagnon tombé au vol ? et alors mon pauvre vieux ! tu t'es bien arrangé. ça va aller. de son bras libre, il retourne léon et l'attrape. il observe ses mécanismes comme s'il avait une quelconque compétence en la matière. sa concentration happe la petite qui par mimétisme centre ses prunelles sur le corps métallique et bientôt plus rien autour n'existe.

je crois je crois je crois qu'est-ce que c'est ça je crois la douleur j'ai mal oué j'ai mal pourquoi j'ai mal qu'est-ce que c'est que ça philémon philémon fais s'arrêter ça

les sourcils de philémon se froncent. non qu'il sente la découverte de la douleur chez son fidèle compagnon, trop inexpressif encore pour dévoiler sa conscience. ils se froncent parce qu'il sent quelque chose de presque liquide mais pas tout à fait lui couler sur les doigts. il entrouvre la main, pas assez pour laisser tomber l'animomate, assez pour voir le mercure de vie qui s'échappe de son corps. il est possible que depuis la naissance de ruth un espèce d'amalgame étrange se soit crée dans son esprit entre elle et l'animomate. probablement qu'avant elle il aurait constaté la fuite et remisé le problème à plus tard. mais ce métal qui s'écoule comme le sang d'une veine c'est celui qui fait de lui un père, et le voir s'écouler d'un allié certes inutile mais constant, qui fait partie de son paysage familial, avec lequel sa fille joue, lui est soudainement insupportable.
le corps de ruth tressaute encore un peu, pas sûr de s'il va à nouveau exploser ou s'il va se calmer tout à fait. elle ne parvient pas à lire l'attitude de son père - normal, il ne saurait la décrire lui même. il lui reprend la plaque-peau de léon et hausse la voix. mary, s'il vous plaît ? bientôt mary, nurse anglaise qu'il a engagée exprès pour faire comprendre à rebecca qu'il voulait l'engager, elle et sa culture, dans l'éducation de leur fille, entre dans le salon. j'ai besoin de faire une course à paris. je vous laisse ruth - je n'ai pas encore eu le temps de lui donner à déjeuner. la jeune femme accepte d'une brève courbette dans laquelle il y a toute la raideur de l'angleterre et philémon lui cède l'enfant à contre coeur.

bientôt c'est léon dans les bras que philémon chevauche vers la capitale. il ne s'aperçoit pas que l'animomate conscient vit lui une sorte d'agonie dans laquelle il se désespère de ne pouvoir offrir ses premiers et derniers mots à son maître.

mon maître mon maître mon maître ô philémon ne m'abandonne pas je m'en vais mais je reste ô mon maître

il est possible pourtant qu'il ai stimulé son cheval plus que d'ordinaire et bientôt l'enseigne du lumignon, salvateur comme jamais, entre dans son champ de vision. c'est tout juste s'il ne saute pas de sa monture en marche. il pousse la porte du lumignon comme s'il venait y sauver sa propre fille. il ne se rend pas compte encore à quel point l'amalgame le compromet, à quel point il est ridicule de se mettre dans des états pareils pour un assemblage de métal qui n'a jamais eu de cervelle ou d'émotions. monsieur reichardt ? la boutique est comme à son habitude un fatras désordonné indémaillable. le réparateur pourrait aussi bien se trouver sous un livre ou dans un vieux cageot, il semble parfois à philémon que pour le trouver il lui suffirait de soulever cette montagne de papiers. il manque une sonnette dans cette boutique il dit à voix haute mais pour lui même. monsieur reichardt ? léon, dans ses bras, ne bouge presque plus.